Les mots lourds de sens bougent avec légèreté

En tant que traductrice, je suis particulièrement sensible à la  précision du langage et à l’importance de la formulation. On emploie souvent des termes, non pour exprimer une réalité, mais bien pour la déformer, ou la rendre assez floue, afin que la confusion  ou les associations sémantiques des lecteurs contribuent à faire passer un message. La manipulation sémantique se fait souvent aussi par le jeu automatique de références culturelles.

Toute langue évolue et l’hébreu plus que toute autre. Citons quelques exemples de glissement de sens. Ainsi dans l’hébreu de 1949, on « hospitalisait » les carottes et les citrouilles dans un hangar.

Le mot  כיבוש(kiboush, conquête) se référait, du temps de la deuxième et troisième vague d’immigration, au travail [l’emploi de Juifs sur le marché du travail], à la garde [des nouvelles localités juives par des Juifs] ou au désert [défrichement de terres jusque-là incultes]. Plus tard, le terme fut employé en relation avec les filles et aujourd’hui il désigne « la domination d’un autre peuple ».

Que n’a-t-on pas dit des colons. Le mot est pratiquement la seule traduction possible du terme Mitnahel, [du mot biblique Nahala« ].  Même si Mitnahel désigne clairement aujourd’hui toute personne habitant « les territoires », il n’empêche que sa filiation biblique d’héritage (« C’est entre ceux-là que le pays sera partagé comme héritage » − Nombres, 26 : 53)  reste implicite pour le locuteur hébréophone qui veut bien s’en souvenir, alors que « colon » évoque d’emblée pour les Français, les méfaits de la colonisation européenne, voire des atrocités commises qu’il faut expier.

J’ajoute que les mots hébraiques Mityachvim, Hityachvout ou même quelquefois yichouv (localité) [de la même racine י’ש’ב’] se traduisent eux aussi souvent par colons, colonisation ou colonie, le français n’ayant pas d’autre équivalent (alors que l’anglais, lui, dispose de deux termes : colonist et settler).

Quant au conflit dont on parle tant, son appellation, ses protagonistes et son espace géographique sont formulés différemment selon le temps ou la position de celui qui en parle.

Avant 1948, il s’agissait d’un conflit entre Juifs et Arabes. Puis, jusqu’aux accords de paix signés avec l’Egypte et la Jordanie, on a parlé du conflit israélo-arabe. Aujourd’hui, on parle du conflit israélo-palestinien. Si l’on veut évoquer ce conflit dans sa continuité historique et sans imposer un « narratif », il faudrait parler du « conflit opposant Juifs et Arabes en Palestine ou en Terre d’Israël, selon la terminologie adoptée ». Car on ne peut parler d’Israéliens ou d’Israël avant 1948. Les Juifs  étaient alors considérés comme des Palestiniens. Et qu’est-ce que les Palestiniens de nos jours? On a tendance à les assimiler aux Arabes des territoires, et les Arabes israéliens se définissent de plus en plus comme tels. Comment s’y retrouver entre Palestiniens, Arabes israéliens et Israéliens arabes ?  Et comment nommer une grande partie des habitants de Jordanie, territoire qui avant d’être le Royaume hachémitede Transjordanie faisait partie des territoires de la Palestine sur lesquels s’exerçait le mandat britannique ?

Il se doit donc de tenir compte de l’histoire et de la géographie pour utiliser les mots à bon escient. Il faudrait au moins en être conscient !

Ce post est tiré du livre de Fabienne Bergmann, L’hébreu parle aux Français, Editions Lichma, disponible dans les librairies françaises d’Israël, en France et sur le site https://www.lichma.fr

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